1 mars 2008

La contribution la plus connue de W. Arthur Lewis ¨¤ l'¨¦conomie du d¨¦veloppement fut son travail de pionnier sur le transfert de main-d'?uvre d'un secteur capitaliste traditionnel ¨¤ un secteur moderne disposant d'une offre illimit¨¦e de main-d'?uvre. Son article, ? Development with Unlimited Supplies of Labour (1954) ?, a contribu¨¦ ¨¤ ¨¦tablir l'¨¦conomie du d¨¦veloppement comme un domaine d'¨¦tude sp¨¦cialis¨¦. L'article examine les m¨¦canismes de transfert du surplus de main-d'?uvre du secteur traditionnel ¨¤ un secteur capitaliste moderne disposant d'une main-d'?uvre illimit¨¦e.


Dans ce mod¨¨le, les salaires dans le secteur capitaliste moderne ne sont pas d¨¦termin¨¦s par la productivit¨¦ de la main-d'?uvre, mais par ses co?ts d'opportunit¨¦. Un environnement de travail non capitaliste ? traditionnel ? - ouvriers agricoles, artisans et personnel domestique - auquel s'ajoutent la croissance d¨¦mographique et l'entr¨¦e des femmes sur le march¨¦ du travail, offre au secteur capitaliste une ? main-d'?uvre illimit¨¦e ? ¨¤ des salaires de subsistance. Avec la croissance du secteur, l'emploi et la production se d¨¦veloppent et la part des profits (l'¨¦pargne) dans le revenu national augmente. Finalement, quand le surplus de main-d'?uvre est ¨¦puis¨¦, les salaires augmentent. ? ce stade, l'¨¦conomie franchit une limite, passant d'une ¨¦conomie duale ¨¤ une ¨¦conomie int¨¦gr¨¦e, et plus la productivit¨¦ augmente, plus les salaires augmentent, conform¨¦ment aux mod¨¨les de croissance classiques.


Le mod¨¨le d'A. Lewis a montr¨¦ que dans une ¨¦conomie disposant d'une offre de main-d'?uvre illimit¨¦e, les bas salaires et la pauvret¨¦ persisteront tant que le co?t d'opportunit¨¦ sera bas. Il a aussi servi d'argument aux programmes d'industrialisation mis en place par les gouvernements dans les ann¨¦es 1950 et 1960, une th¨¦orie qu'A. Lewis a d¨¦fendue durant son association avec les Nations Unies. A. Lewis a pr¨¦conis¨¦ la strat¨¦gie d'industrialisation en d¨¦montrant l'avantage comparatif des pays disposant d'un surplus de main-d'?uvre dans l'industrie manufacturi¨¨re. Pr¨¦sent¨¦ dans The Industrial Development of the Caribbean (1951), son argument ¨¦tait fond¨¦ sur le succ¨¨s de ? l'Op¨¦ration Boostrap ? ¨¤ Porto Rico, o¨´ il avait encourag¨¦ la production de produits manufactur¨¦s pour les march¨¦s nationaux, r¨¦gionaux et m¨¦tropolitains. C'¨¦tait une position radicale ¨¤ une ¨¦poque o¨´ les ¨¦conomies agraires des Antilles avaient ¨¦t¨¦ structur¨¦es pour fournir des produits agricoles et autres produits primaires aux puissances coloniales.


L'impact que la crise de 1929 a eu sur les Antilles a ¨¦t¨¦ tr¨¨s instructif pour Lewis. Il est n¨¦ en 1913, ¨¤ Sainte-Lucie, dans une petite ¨ªle des Cara?bes dont ¨¦tait ¨¦galement originaire le po¨¨te et le peintre Derek Walcott, un laur¨¦at du prix Nobel comme Arthur Lewis. Lewis, dont la m¨¨re ¨¦tait institutrice et le p¨¨re directeur des douanes dans une colonie britannique domin¨¦e par l'industrie sucri¨¨re, a termin¨¦ ses ¨¦tudes secondaires ¨¤ l'?ge de 14 ans. Trop jeune pour recevoir la bourse qui lui avait ¨¦t¨¦ accord¨¦e pour ¨¦tudier dans une universit¨¦ britannique de son choix, il a travaill¨¦ pendant ces quatre ans de battement comme employ¨¦ de bureau dans l'administration publique.


A. Lewis ne souhaitait ¨ºtre ni m¨¦decin, ni avocat - les deux voies traditionnelles pour gravir l'¨¦chelle sociale. Il souhaitait ¨ºtre ing¨¦nieur, ? mais ni le gouvernement colonial ni les producteurs de plantations de canne ¨¤ sucre n'embaucheront un ing¨¦nieur noir ? a-t-il ¨¦crit (Lewis 1984 :1). ? 18 ans, il a d¨¦cid¨¦ de poursuivre ses ¨¦tudes de commerce ¨¤ la London School of Economics (LES) o¨´ il a obtenu une licence. C'est l¨¤ qu'il a d¨¦couvert l'¨¦conomie, un sujet, a-t-il ¨¦crit, dont personne ¨¤ Sainte-Lucie n'avait jamais entendu parler, et qui semblait pr¨¦parer ¨¤ une carri¨¨re dans les affaires ou l'administration publique.


Dans les ann¨¦es 1930 et 1940, Londres ¨¦tait un centre intellectuel anticolonialiste et un terrain de rencontre de personnalit¨¦s, dont beaucoup deviendront les dirigeants des nations d'Afrique et d'Asie nouvellement ind¨¦pendantes. ? Rencontrant ¨¤ Londres des anti-imp¨¦rialistes de tous les coins de la plan¨¨te, j'ai lanc¨¦ une ¨¦tude syst¨¦matique sur l'empire britannique et ses pratiques - bars pour les gens de couleur, interdiction pour les Africains de cultiver le caf¨¦ au Kenya de sorte qu'ils ¨¦taient contraints de travailler afin de payer leurs imp?ts et leurs autres d¨¦penses ? (Lewis 1984 :13). Il a ¨¦voqu¨¦ les probl¨¨mes des Antilles dans nombre d'articles et de pamphlets, y compris en soumettant un article ¨¤ la Commission Moyne, ¨¦tablie suite aux r¨¦voltes qui ¨¦clat¨¨rent aux Antilles dans les ann¨¦es 1930. Il a mis au point un plan ¨¦conomique pour la Jama?que pr¨¦conisant une r¨¦forme agraire radicale.


Universitaire brillant, il a ¨¦t¨¦ nomm¨¦ ma¨ªtre de conf¨¦rences adjoint pendant qu'il ¨¦tait en fonction ¨¤ LES, le premier Noir ¨¤ ¨ºtre engag¨¦ par une institution prestigieuse. Il a ¨¦t¨¦ nomm¨¦ professeur ¨¤ temps complet ¨¤ l'universit¨¦ de Manchester en 1948, ¨¤ l'?ge de 35 ans. C'est ¨¤ cette p¨¦riode qu'il s'est pench¨¦ sur une question qui ne l'avait pas quitt¨¦ depuis ses ann¨¦es de jeunesse ¨¤ Sainte-Lucie : pourquoi dans l'industrie sucri¨¨re les travailleurs travaillent-ils tant pour un salaire de mis¨¨re, alors que dans les pays riches les travailleurs jouissent de meilleures conditions de travail, avec des salaires plus ¨¦lev¨¦s ?C'est son anti-imp¨¦rialisme qui l'a amen¨¦ ¨¤ se pencher sur la question du d¨¦veloppement (Lewis 1984 :12) et ¨¤ publier chez Fabian Society, une branche intellectuelle du Parti travailliste britannique publiant des auteurs comme Sydney et Beatrice Webb et George Bernard Shaw. Parmi ses publications figurent ? Principles of Economic Planning ?, un essai sur la gestion d'une ¨¦conomie mixte. Avec ¨¤ l'esprit l'Angleterre du d¨¦but du XIXe si¨¨cle, il a d¨¦velopp¨¦ une th¨¦orie selon laquelle la croissance ¨¦conomique n¨¦cessitait un secteur capitaliste capable d'int¨¦grer l'accumulation du capital en r¨¦investissant les profits pour d¨¦velopper l'emploi.


Il a fond¨¦ sa th¨¦orie sur l'? avantage comparatif ?. Selon lui, un petit pays ¨¤ forte densit¨¦ d¨¦mographique comme la Jama?que devrait se sp¨¦cialiser dans le secteur manufacturier et importer les denr¨¦es alimentaires des pays qui ont un avantage comparatif dans l'agriculture, comme les ?tats-Unis ou le Canada. Les investisseurs ¨¦trangers devraient ¨ºtre encourag¨¦s ¨¤ introduire la technologie moderne (un ¨¦lement important du secteur) et acc¨¦der aux march¨¦s ext¨¦rieurs. ? une ¨¦poque o¨´ les autorit¨¦s coloniales ¨¦taient hostiles ¨¤ toute forme d'industrialisation, une telle proposition ¨¦tait consid¨¦r¨¦e tr¨¨s radicale.
En termes pratiques, l'industrialisation devait r¨¦pondre d'abord aux besoins du march¨¦ national, que ce soit ¨¤ la Jama?que ou en Afrique, o¨´ A. Lewis, en tant que premier conseiller ¨¦conomique aupr¨¨s du nouvel ?tat de Ghana, recommandait l'industrialisation par substitution associ¨¦e au d¨¦veloppement de l'agriculture. Il a ¨¦galement soulign¨¦ la n¨¦cessit¨¦ d'accro¨ªtre la productivit¨¦ dans le secteur national de la production alimentaire comme condition pr¨¦alable au succ¨¨s du d¨¦veloppement ¨¦conomique. Membre d'un groupe d'experts cr¨¦¨¦ par les Nations Unies dont faisait partie l'ancien laur¨¦at du prix Nobel, Theodore W. Schultz, originaire de Chicago, il a formul¨¦ un syst¨¨me de d¨¦veloppement qui incluait une industrialisation rapide et des r¨¦formes sociales. Ses travaux aux Nations Unies, en association et en collaboration avec Ra¨²l Prebisch, Simon Kuznets, Jan Tinbergen et d'autres, ont exerc¨¦ une profonde influence durant la ? d¨¦cennie du d¨¦veloppement ? et dans les efforts visant ¨¤ atteindre un d¨¦velopement ¨¦quilibr¨¦ par un ? big push ? ou effort massif (Nations Unies 1951, 1955).
A. Lewis n'a eu de cesse de rechercher des solutions aux probl¨¨mes de d¨¦veloppement des pays ? tropicaux ?. Cela l'a amen¨¦ ¨¤ faire des travaux de recherche sur l'¨¦volution historique de l'¨¦conomie internationale dans l'Economic Survey (Lewis 1949) ou dans son ¨¦tude importante sur les producteurs de produits primaires, publi¨¦e sous le titre Growth and Fluctuations, 1879-1913 (Lewis 1978a). Dans ses conf¨¦rences en hommage ¨¤ Schumpeter, publi¨¦es en 1978 sous le titre Evolution of the International Economic Order, il maintient que ? l'absence d'industrialisation dans les pays tropicaux de 1870 ¨¤ 1914, n'¨¦tait pas due ¨¤ un ¨¦chec du d¨¦veloppement commercial, mais aux termes de l'¨¦change ?. Les solutions ne r¨¦sidaient pas dans la r¨¦forme des relations commerciales, mais dans la transformation des structures nationales, en particulier l'augmentation de la productivit¨¦ du secteur alimentaire national.
Aujourd'hui, la concurrence est plus que jamais rude entre les pays en d¨¦veloppement, qui apr¨¨s avoir restructur¨¦ leur ¨¦conomie sont encore plus d¨¦pendants des exportations. En m¨ºme temps, la croissance de l'exportation d'une main-d'?uvre bon march¨¦ fait baisser les prix et les salaires et diminue le pouvoir d'achat de la classe ouvri¨¨re ¨¤ la fois dans les pays industriels et les pays en d¨¦veloppement. La relation entre commerce et d¨¦veloppement, au c?ur des ¨¦crits d'Arthur Lewis, demeure un probl¨¨me majeur non r¨¦solu dans le monde contemporain, et ses id¨¦es sur les m¨¦canismes d'? ¨¦conomies exportant des produits primaires tropicaux ? - qu'il a d¨¦fendues avec v¨¦h¨¦mence dans son discours du Nobel (Lewis 1980) - sont toujours d'actualit¨¦. M¨ºme si les Cara?bes ont inspir¨¦ la plus grande partie de ses travaux, ses id¨¦es s'appliquent ¨¤ la plupart des relations actuelles Nord-Sud.
¸é¨¦´Ú¨¦°ù±ð²Ô³¦±ð²õ Jolly, Richard, Emmerij, Louis, Ghai, Dharam et Lapeyre, F
UN Contributions to Development Thinking and Practice. Indiana University Press, Indianapolis, 2004.
Lewis, W. A. Memorandum of Evidence to the West Indian Royal Commission. CO Public Records Office, Londres, non dat¨¦. Lewis, W. A. Labour in the West Indies. Fabian Society, Londres, 1939. Lewis, W. A. "An Economic Plan for Jamaica". Agenda, 3 (4): 154-163, 1944. Lewis, W. A. The Principles of Economic Planning. Allen & Unwin, Londres, 1949. Lewis, W. A. The Industrial Development of the Caribbean. Kent House, Port d'Espagne, 1951. Lewis, W. A. D¨¦veloppement ¨¦conomique avec une main-d'?uvre illimit¨¦e. Manchester School, 22, Mai: 139-191, 1954. Lewis, W. A. The Theory of Economic Growth. Irwin, Homewood, IL, 1955. Lewis, W. A. The Evolution of the International Economic Order. Princeton University Press, Princeton, 1977. Lewis, W. A. Growth and Fluctuations, 1870-1913. Allen & Unwin, Londres, 1978. Lewis, W. A. Le ralentissement du moteur de la croissance. American Economic Review, Septembre: 555-564, 1980. Lewis, W. A. "Autobiographical note". In William Breit et Roger W. Spencer [eds]. Lives of the Laureates: Thirteen Nobel Economists. Troisi¨¨me ¨¦dition. MIT Press, Cambridge, MA, 1984. Nations Unies. Mesures pour le d¨¦veloppement ¨¦conomique des pays sous-d¨¦velopp¨¦s : rapport par un groupe d'experts nomm¨¦ par le Secr¨¦taire g¨¦n¨¦ral des Nations Unies. Nations Unies, New York, 1951. Nations Unies. Processus et probl¨¨mes de l'industrialisation dans les pays sous-d¨¦velopp¨¦s. Nations Unies, New York, 1955.

?

La?Chronique de l¡¯ONU?ne constitue pas un document officiel. Elle a le privil¨¨ge d¡¯accueillir des hauts fonctionnaires des Nations Unies ainsi que des contributeurs distingu¨¦s ne faisant pas partie du syst¨¨me des Nations Unies dont les points de vue ne refl¨¨tent pas n¨¦cessairement ceux de l¡¯Organisation. De m¨ºme, les fronti¨¨res et les noms indiqu¨¦s ainsi que les d¨¦signations employ¨¦es sur les cartes ou dans les articles n¡¯impliquent pas n¨¦cessairement la reconnaissance ni l¡¯acceptation officielle de l¡¯Organisation des Nations Unies.?